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Quelques réflexions sur le thème de la transformation
La philosophie - comme les soins aux malades - n’est pas d’abord une spécialité universitaire. Elle est née de la vie, avec des questions fondamentales, que tout un chacun est amené à se poser un jour ou l’autre, comme il est naturel que l’on soit conduit, à partir de sa propre expérience de la maladie ou de la souffrance d’un proche, à se demander comment venir en aide à celui qui souffre, que ce soit dans son corps ou dans son esprit.
La tâche philosophique Le Temps du 10 janvier (2009) consacrait une page entière au succès de cabinets de consultation philosophique qui fleurissent un peu partout, aux Etats-Unis, en Europe et notamment en Suisse alémanique qui en compte déjà une vingtaine. La page s’intitulait : Après le psy, la philothérapie ? Il suffit de vous arrêter au rayon de philosophie d’une librairie pour vous rendre compte que l’atmosphère est en train de changer. La philosophie est sortie de la sphère académique, comme en témoigne le succès des ouvrages de philosophes qui s’adressent clairement à un grand public. Après le best-seller que fut Le Monde de Sophie du norvégien Jostein Gaarderen (1995), voyez les tirages des livres d’un André Compte-Sponville, d’un Michel Onfray, d’un Luc FerryŠ À croire qu’on ne peut plus partir en vacances sans un texte philosophique dans sa valise. Et je ne m’attarde pas au rayon du "développement personnel" : comment naître ? comment grandir ? comment aimer ? comment mourir ? autant de méthodes qui prétendent nous aider à construire notre vie. Cet engouement a donné naissance à d’innombrables magazines, séminaires, stages et manifestations publiques. On renoue avec des usages anciens : dans l’Antiquité, à Athènes, au temps de Périclès, les citoyens échangeaient leurs opinions sur l’agora ; au XVIIIe siècle, les intellectuels se rencontraient dans les cafés-philosophiques. Le phénomène actuel ne devrait pas nous surprendre, car la réflexion philosophique n’est pas née dans les universités, mais dans la rue : du souci d’être heureux, d’apprendre comment vivre et plus encore sans doute : pourquoi vivre ? Aux États-Unis, c’est un best-seller de Lou Marinoff, au titre significatif, qui a lancé la mode des consultations philosophiques : Plus de Platon, moins de prozac (HarperCollins, NY, 1999). Tout un programme ! Il s’agit d’apprendre à pensermieux pour vivre mieux. C’est la définition de la philo-sophie : amour de la sagesse. Chercher le vrai pour parvenir au bonheur.Dans cette démarche, il ne s’agit pas de remonter dans la mémoire du sujet pour y repérer des n¦uds et tenter de les dénouer : c’est la tâche de la psychanalyse. Ni de lui donner des conseils : c’est la tâche de l’éducation. Ni de lui enseigner le contenu de diverses doctrines : c’est la tâche de la formation universitaire. Mais de permettre au sujet d’acquérir des instruments de pensée, en mettant de l’ordre dans ses concepts, dans ses idées, dans ses questionnements. La recherche philosophique ne se situe pas sur le terrain du ressenti ou du vécu, mais sur celui de la pensée critique et de la raison : elle propose la quête rationnelle du vrai, pour parvenir à ce qui est juste et bon. Cela demande un effort intellectuel, et renvoie à la question du réel bien plus qu’à la recherche de soi.
L’être en devenir
Parmi les questions initiales que tout être raisonnable est amené tôt ou tard à se poser, il y a celle du même et de l’autre : de l’identité qui se livre dans la continuité et le changement. Autrement dit, c’est la question de l’êtreendevenir, qui ne va pas sans éveiller certaines peurs : comment peut-on être tour à tour le même et un autre ? Toutes les mythologies connaissent des récits de métamorphoses (changements de formes). Mais changer d’aspect, de comportement, est-ce changer d’identité ou seulement d’apparences ? La question se pose naturellement à chacun de nous. Enfants, nous aimons nous déguiser, jouer au pompier ou au
conducteur de locomotive, à la maîtresse d’école ou à l’infirmière. L’adolescence survient ensuite comme un âge particulièrement troublant, précisément parce que nous devenons sujets de changements bien réels que nous ne maîtrisons pas : ce n’est plus un jeu, mais quelque chose de grave - devenir adulte - dont nous prenons soudainement conscience, mais sans pouvoir gérer cette mue de façon pleinement "raisonnable". La question du "qui suis-je ?" se pose alors avec violence, mais dans un contexte mouvant et donc fragile. Avec toutes les transformations physiques, psychiques, intellectuelles, relationnelles et sociales que subit le sujet, il ne faut pas s’étonner que cet âge soit celui des turbulences, des doutes et des crises. D’autant plus que la prise de conscience de cette mutation ne peut pas être anticipée par la raison : au mieux, s’efforce-t-elle de suivre. La question du même et de l’autre, autrement dit celle de ce qui demeure dans changement, s’est probablement posée à l’homme dès l’origine de son apparition, à partir de la contemplation de l’univers : avec le mouvement périodique des astres et des étoiles, le retour des saisons, le cycle des âges et la continuité des générations. Ces rythmes réguliers observés dans l’univers ont pour l’esprit quelque chose de rassurant. Dans de nombreuses cultures, ils ont conduit à l’élaboration de mythes et de rites dit de "l’éternel retour" : le cosmos se maintiendrait identique au prix de perpétuels recommencements. Cela permet d’inscrire la totalité des mouvements et des transformations, prévisibles ou non, de l’être et de la société au sein d’une réalité immuable et permanente : l’ordre cosmique. Au VIe siècle avant Jésus-Christ, à l’aurore de la réflexion philosophique, c’est-à-dire à l’émergence de la rationalité, la problématique est clairement posée en Grèce par deux écoles opposées : l’École ionienne, dont la grande figure fut Héraclite (env. 550-480 av. J.-C.), et l’École éléate dont le maître fut Parménide (vers 500 av. J.-C.). Je cite leurs noms parce qu’ils sont solidement attachés aux origines de l’histoire de la pensée occidentale et incarnent deux familles d’esprit, deux manières distinctes d’aborder la question de l’être et des transformations constatées dans la nature, selon que l’on est plus sensible à l’un ou l’autre des deux aspects contraires du réel, soit à ce qui change (avec Héraclite), soit à ce qui demeure (avec Parménide) : en d’autres termes, à l’éphémère ou à la durée. Poser la question de l’autre et du même, c’est aussi poser celle du multiple et de l’un. Il y a en effet un lien étroit entre, … d’une part, ce qui change (le différent, le multiple, le pluriel), … d’autre part, ce qui demeure (le semblable, l’indivisible, le singulier). Or la question que se posaient les premiers philosophes grecs, au VIe siècle avant J.-C., est toujours la nôtre, ce qui montre que la solution de problème n’est pas si évidente, à savoir : Qu’est-ce qui persiste à travers le changement ? Héraclite répondait : ce qui demeure, c’est le changement lui-même. Cette pensée met l’accent sur les mutations, les variants, les contraires. Ce qui est n’existe que dans la différence. Quand je dis, par exemple, que quelque chose est "petit", c’est toujours relativement à ce que je déclare "grand". Tout est affaire de relations, de mouvements. Tout est aussi bien mélange de "petit" et de "grand". Une souris est toute petite à côté d’un éléphant, mais gigantesque et immensément complexe si on la compare à une bactérie. C’est par la combinaison des contraires que les choses ex-istent, surgissent dans l’être. Héraclite le traduit par des images expressives quand il déclare : "Le combat est le père de toutes choses". Plus de vingt siècles passent et des philosophes comme Hegel, Engels, Marx et leurs disciples, s’inscrivent toujours dans cette filiation. Pour eux comme pour Héraclite, tout est mouvement, lutte et changement. Pour eux, les contradictions et les rivalités sont à l’origine des mouvements de nos sociétés Héraclite avait résumé son intuition dans une sentence restée fameuse : " On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. " Le courant emporte l’eau comme la vie vous emporte. Rien ne demeure, tout est mouvant. Nous le disons nous-mêmes parfois, sur un ton dépité : "Aujourd’hui, tout fout l’camp !". Pour Parménide, contemporain d’Héraclte, la réalité est au contraire dans ce qui demeure. Et il l’affirme en s’appuyant sur les principes irréfutables de la logique, en assurant que " ce qui est est ", " ce qui n’est pas n’est pas ". On appelle cela, en logique, le principe d’identité ; et son corollaire immédiat est le principe de non contradiction : Une pomme n’est pas une poire. Il ne s’agit pas d’enfoncer des portes ouvertes, mais de prendre en compte ce qui, raisonnablement, semble irréfutable. Ainsi, sans le savoir, vous et moi, nous recourons tous les jours au principe d’identité : quand,
dans une discussion par exemple, nous nous échauffons en affirmant que ce qui est noir ne peut pas être blanc. Or il faut bien admettre que, dans la réalité, ce principe est constamment mis à l’épreuve par le changement. Les certitudes qui fondaient la physique de Newton ont bien dû faire place un jour aux découvertes de Planck, d’Einstein, de Feynman et d’Heisenberg, ouvrant la voie à la physique quantique. Dans le domaine de la science, des techniques, comme de l’art ou de la politique, l’évolution ne se déroule jamais comme un tapis rouge. Le chemin est jalonné de crises, de peurs, de contestations et de refus. À la base de ce bouleversement il y a la découverte que le monde de l'infiniment petit se comporte très différemment de l'environnement macroscopique auquel nous sommes habitués. Ainsi, par exemple, les notions d'onde et de particule, qui sont clairement distinctes en mécanique classique, sont lues désormais comme deux facettes d'un même phénomène, décrit de manière mathématique par sa fonction d'onde. L’expérience prouve notamment que la lumière - selon le contexte expérimental - peut se comporter comme des particules (les photons étant mis en évidence par l'effet photoélectrique) ou comme une onde (le rayonnement produisant des interférences), les électrons et autres particules pouvant également se comporter de manière ondulatoire. Contemporains de cette nouvelle physique, les artistes aiment aussi jouer la subversion : en 1903 Erik Satie compose Trois morceaux en forme de poire et René Magritte, en 1964, peint une pomme en écrivant sur son tableau : Ceci n’est pas une pomme. Le même est-il un autre ? Plus proche de nous, le philosophe Henri Bergson (1859-1941) a fait remarquer que, pour qu’il y ait un changement, il faut que quelque chose ne change pas : autant dire que quelque chose demeure. En effet, si votre chat disparaît par la porte-fenêtre entrouverte de votre salon et que, quelque minute après, vous voyez entrer par là un chien, vous ne vous dites pas que votre chat a beaucoup changé. Mais si votre fille, qui a une belle et longue chevelure blonde, rentre un soir à la maison avec une coupe à la garçonne et des cheveux teints en rouge, vos cris de stupeur vont tout de suite manifester que, malgré cet étonnant changement d’apparence, vous l’avez tout de suite reconnue. Les récits de métamorphoses, les frissons que procure le déguisement - des joies du carnaval aux frayeurs que donnent les cagoules noires des casseurs - participent du même processus : le plaisir trouble d’être le même tout en étant l’autre. Mais quand Zeus, alias Jupiter, l’éternel coureur de jupon, se change en nuage, en pluie d’or, en cygne, en aigle ou en taureau blanc pour séduire ses maîtresses, Héra son épouse, alias Junon, ne se laisse pas tromper longtemps. Toujours, elle le reconnaît, et lui dit en colère ce que vous dites vous-mêmes à votre enfant quand il vous agace : "Décidément, tu ne changeras pas, tu es toujours le même". Mais remarquez que vous dites souvent la même chose, mais avec le sourire et sur le mode de la reconnaissance, à quelqu’un qui vous gâte d’attentions répétées : "Mon chéri, tu ne changeras pas, tu es toujours le même". Cet étonnement amoureux cache justement l’angoisse que les choses en viennent un jour à changer.
Souci de continuité
Ce souci de la continuité, vous le rencontrez aussi dans la croyance en la métempsycose, doctrine dualiste selon laquelle la même âme est sensée pouvoir s’incarner successivement dans des corps différents. Selon votre conduite, vous voilà tout à tour rat, singe, paria, maharadjah ou bouddha, avant d’accéder au nirvana. Depuis quelques années, cette idées d’un cycle des réincarnations à parcourir a trouvé de nombreux adeptes dans notre Occident, qui n’ose plus croire à une vie éternelle ; mais en Orient, la doctrine de la réincarnation exprime l’enfermement dans une condition changeante et inachevée à laquelle le sage doit précisément tenter d’échapper en menant une vie de méditation. Bergson avait donc vu juste en affirmant que, pour qu’il y ait changement, il fallait que quelque chose de fondamental ne change pas. Cette question est profonde qu’elle ne s’efface pas à l’heure de notre mort, puisqu’elle s’augmente encore de cette énigme que nous appelons "l’au-delà" avec la question de savoir ce qui demeure de nous à l’heure de notre mort, quand notre corps se dissout. Tout changement intrigue et donne souci. Le changement peut nous réjouir comme il peut aussi
nous faire peur. Nous aimons voir nos petits enfants grandir, mais nous craignons pour leur avenir. Nous nous souhaitons du succès, nous rêvons de réussite, mais notre moral s’effondre parfois bien vite devant la difficulté, les obstacles, ou un premier cheveu gris. La vie est mouvement, mais elle n’est pas "un long fleuve tranquille". Nous naissons, mais nous allons vers la mort. Tout passe vite et autour de nous le monde change. Nous sommes "embarqués", disait Pascal, et anxieux dès que nous perdons nos repères. Paradoxalement, nous aimons découvrir mais nous nous méfions de l’inconnu. Ajoutez là-dessus une crise financière avec de sérieuses conséquences économiques qui peuvent remettre en jeu nos situations professionnellesŠ et c’est le vent de panique. Remarquons, au passage, que cette peur nous aide à comprendre le succès que rencontre, dans les périodes de turbulences, les lobbys conservateurs ou qualifiés de traditionalistes, cela dans des domaines aussi divers que la politique, la religion, l’éducation - voire peut-être aussi dans le monde de la santé. Il y a toujours des gens qui cherchent à se rassurer en se persuadant - sans l’avoir jamais vérifié - que tout allait bien mieux autrefois : il n’y a donc pas de raison de changer. Ceux-là confondent la fidélité avec l’inertie ; ils s’entourent de fortifications parce qu’ils se sentent faibles, menacés. En cherchant à se prémunir contre l’usure des systèmes, les pression du temps, ils finissent par rater l’éclat du printemps. Ils ne comprennent pas que la tradition authentique consiste à transmettre, et que, si la transmission se nourrit de mémoire, elle est toujours tournée vers l’avant. Des gens qui s’opposent au changement, il y en a eu à toutes les époques. Cette attitude n’est pas induite seulement par la peur, mais très souvent - c’est plus grave - par la sottise ou l’arrogance. La peur, on peut tenter de l’apaiser en appelant raisonnablement à la confiance. Mais contre la sottise ou l’arrogance, je ne connais pas de remède, sinon qu’elles finissent toujours par s’autodétruire, mais en faisant parfois beaucoup de dégât avant de tomber. Dans un autre camp, en face, se trouvent ceux qui sont persuadés que la nouveauté est par elle-même toujours synonyme de progrès ou de bienfait. Ceux-là suivent les modes et font marcher les commerces. Voyez la pratique dans nos supermarchés : il suffit d’estampiller "nouveau" une gamme de produits pour convaincre une certaine part de la clientèle de l’acheter. La hantise de ne pas être dans le vent vous pousse à l’achat du dernier gadget. Il y a aussi des modes dans le monde des idées et des opinions politiques, voire même dans la recherche scientifique. À l’inverse de ceux qui se rebiffent contre toute évolution, il y a des gens qui éprouvent ce qu’il est convenu d’appeler - selon l’expression qui la stigmatise - " la fièvre du changement ". Cette agitation trahit des âmes inquiètes, jamais comblées par le présent. Au cours des dernières décennies, nous avons connu, dans les domaines scientifiques, techniques, industriels, politiques, culturels et sociaux, une suite - de plus en plus accélérée - de découvertes et de mutations dont les bénéfices sont trop évidents pour qu’il soit nécessaire de le souligner. Mais ces changements ont fini par nous imposer un véritable mythe du progrès, comme si l’histoire allait toujours indiscutablement dans le bon sens : ce qui reste à démontrer. En fait, il s’agit là d’une croyance, qui se nourrit d’une certaine naïveté. Dans le processus de l’évolution, l’humanité a connu des cassures, parfois de vraies régressions. De grandes civilisations se sont effondrées et l’homme a parfois engendré lui-même de grands cataclysmes. De nos jours, cette idéologie du progrès est sérieusement ébranlée par le réchauffement de la planète et ses désastreuses conséquences écologiques. Dans le monde de la santé, des maladies que l’on croyait définitivement vaincues ressurgissent, et l’ampleur de la pandémie de sida a remis en question bien des certitudes. Il y a, dans les évangiles, une pertinente parabole qui raconte que, dans un même champ, le bon grain et l’ivraie peuvent pousser en même temps, et qu’en voulant arracher la mauvaise herbe, on risque parfois de détruire le bon plant. Il faut donc savoir patienter pour prendre le temps pour bien distinguer ce qui est bon de ce qui est nuisible. ; sinon, faute de discernement, on pourrait bien arracher le bon grain en pensant se débarrasser de l’ivraie. Je conclurai la première partie de cette réflexion en soulignant le risque que l’on encourt à faire du changement une valeur en soi, et donc une fin en soi. Prenons un exemple : Immergé dans le temps, tourmenté par la finitude de sa vie, évacuant l’idée de sa mort autant qu’il le peut, rejetant les questions philosophiques, religieuses ou transcendantales - chacun les appellera
comme il voudra - qui pourraient le détourner des urgences du quotidien, l’homme occidental moderne s’est efforcé - et s’efforce toujours, par tous les moyens - d’allonger sa vie pour en jouir au maximum, en oubliant l’interrogation du sens. Vivre, sans doute ! mais pour quoi, pour qui vivre ? Au final, que voyons-nous aujourd’hui autour de nous ? Des gens qui courent, qui s’appliquent et se fatiguent, mais sans savoir quel sens donner au juste à leur vie. Certains en viennent à envisager sans émoi que, pour échapper à l’intolérable abandon d’une fin de vie, ils puissent revendiquer qu’on les aide activement à mourir. La question est à ce point banalisée qu’elle est devenu un thème politique, autant dire culturel, les parlementaires de plusieurs pays étant appelés à débattre de la légitimité du suicide assisté. On peut réellement se demander où nous en sommes dans nos progrès en humanité ? Et je n’ai pas besoin d’évoquer les pressantes questions que soulève l’avenir de notre planète, toujours plus exposée aux risques d’une exploitation désordonnée de ses ressources ? Du monde que nous laisserons à nos enfants, avec ses guerres incessantes, ses régimes totalitaires, ses violences sociales, ethniques, politiques, religieuses, ses famines consenties ou organisées (25.000 victimes par jour), ses camps où s’entassent toujours et encore plus de réfugiés (fin 2007 : 16 millions de réfugiés, 51 millions de personnes déplacées, selon les statistiques du HCR). Qui oserait parler froidement de progrès, quand on se penche sur l’humanité ? Ce constat nous conduit à une question qui nous prend à la gorge, entre colère et résignation : Peut-on changer le monde ? C’est là que peut intervenir l’amour de la sagesse, autrement dit la réflexion philosophique qui en appelle à la raison pour dépasser nos peurs. Car la question est aussitôt renvoyée à ma conscience : - Tu désires changer le monde, fort bien ! Mais es-tu prêt à changer tes désirs ? En d’autres termes, qui veut changer le monde doit commencer par changer l’homme, et qui veut changer l’homme doit commencer par se changer lui-même. C’est là une exigence universelle, une règle qui transcende toutes les morales particulières, toutes les religions, toutes les cultures. Il y a beaucoup de gens qui rêvent en effet de "changer de monde" ou qui voudraient, disent-ils, "changer de vie", mais qui attendent que ces changements surviennent du dehors, sans efforts de leur part, comme par magie. Ce sont souvent les mêmes qui, lorsque les changements surviennent réellement, se cabrent et les refusent : parce que ce ne sont pas exactement les changements qu’ils attendaient, parce que ça ne se passe pas de la façon qu’ils avaient prévue, ou parce que ce n’est pas pour eux le bon momentŠ C’est que les changements, quels qu’ils soient, demandent dépassement des peurs, disponibilité, confiance, renoncement et adaptation. Et quand il s’agit des changements qui concernent notre corps - ce corps que nous ne pouvons pas façonner à notre gré et, pourtant, ce corps c’est "moi" - nous nous trouvons pris entre le déni, la révolte, la résignation ou l’acceptation. C’est à cette relation à notre corps changeant, notre corps transformé, modifié que j’aimerais vous inviter, pour conclure, à prêter encore un peu d’attention.
Le corps en question
Nous nous donnons à voir à travers les gestes, les attitudes, les comportements de notre corps. On peut travailler ses attitudes, apprendre des manières, modifier son comportement, mais ne peut pas changer sa démarche ou la couleur de ses yeux. Aujourd’hui, les philosophes laissent trop souvent aux sociologues et aux psychologues l’étude de l’évolution des comportements. L’étudedu corps peut en effet se répartir en de nombreuses disciplines distinctes : biologie, psychologie, psychanalyse, psychiatrie, neuro-sciences, phénoménologie, etc. Cette diversité d’approches assure la fécondité de chacune de ces sciences, mais elle peut aussi donner l’illusion à chacune d’elles - à partir de ses seules critères et sans tenir compte de l’apport des autres sciences - de pouvoir expliquer ou interpréter l’infinie complexité du corps humain. Dans les faits, aucune de ces sciences spécialisées ne peut, à elle seule, fournir une théorie unifiée de l’homme. On a commencé, depuis peu, à comprendre la stérilité de ces voies d’explication parallèles, quand elles s’ignorent ou prétendent imposer leurs règles et
leurs conclusions. L’interdisciplinarité est désormais de rigueur, sinon dans les faits du moins dans le propos. Le champ de l’expérience corporelle ne se laisse plus enfermer dans une explication unique et définitive. Du reste, on ne voit pas comment notre corps se laisserait réduire à être un "objet d’étude" quand il est d’abord notre "matière" et notre "manière" d’être au monde". En d’autres termes, il ne me suffit pas de dire que "j’ai un corps", car mon corps n’est pas quelque chose d’extérieur à moi, une réalité que je pourrais analyser du dehors, "objectivement". Mon corps n’est pas un objet, une chose ; mon corps, c’est moi. Je n’ai pas un corps : je suis mon corps. Il est part intégrante et inséparable de moi. Et c’est aussi par lui que je m’intègre à la réalité sociale. De même, le corps du patient, du malade, ce n’est pas un "objet de soin". Il est "quelqu’un". Chacun de nous a aussi sur son corps, avec son corps, une certaine liberté. Cette liberté confère aux questions liées à mon corps une dimension spirituelle, méta-physique, Et réciproquement, je ne peux pas trouver le sens de ma vie en ignorant ou en refusant mon corps. C’est par lui que je suis au monde. Il est aussi le premier à me faire comprendre je suis un "être-pour-la-mort" (Heidegger), un mortel, par le fait qu’il est vulnérable, fragile, et que chaque jour je vieillis. Il me renvoie ainsi aux questions les plus fondamentales : "Qui es-tu ? d’où viens-tu ? où vas tu ?" : celles du sens de la vie. Ce corps m’a été dévolu dès avant ma naissance, sans consultation : je n’ai choisi ni mon sexe, ni ma taille, ni ma constitution physique, ni la couleur de ma peau. C’est pourtant par lui que je m’exprime : il est donc partie intégrante de ma "personnalité". Ma personnalité, je la construis en effet avec lui, en tenant compte des contraintes qu’il m’impose. C’est aussi par lui que je m’intègre à ma manière, selon mon style propre, au corps social. Au cours des dernières décennies, l’homme occidental est peu à peu passé du culte du corps à la mise en culture de son propre corps en s’appuyant pour cela sur deux idéologies : … celle de la libération du corps … et celle des progrès des sciences et des techniques. Je dis "idéologies" car la réalité de cette libération et du progrès est souvent posée - nous l’avons vu - comme un a priori qui, dans les faits, demande à être démontré. Dans ce climat culturel, rien ne devrait s’opposer au développement personnel, dès lors que les sciences et les techniques fournissent aux individus les moyens de transformer les déterminismes en libre détermination. Dans une société de l’abondance, l’individu revendique une démocratie corporelle, à savoir le droit de se définir comme il veut, relativement par exemple à sa nutrition, à son sommeil, à sa sexualité, à sa fécondité, à ses modes d’existence, à sa fin de vie. Dans plusieurs directions, il cherche à repousser les limites naturelles et les représentations traditionnelles de son corps, et ce désir cautionne les expérimentations les plus risquées (voyez les sports de l’extrême, le recours aux dopages, aux drogues, l’abus de médicaments et certaines formes d’acharnements thérapeutiques). Les excès de ce libéralisme hédoniste (du grec hèdoné = plaisir: on désigne par hédonisme une doctrine qui prend la recherche du plaisir, de la satisfaction, comme fondement de la morale) engendrent des inquiétudes au plan personnel comme au plan social. On voit naître de plus en plus de comités d’éthique. Fréquemment consultés, ils doivent rappeler que la valeur du corps ne peut se réduire à l’évaluation individuelle de ses propres désirs, et s’appliquent à établir des règles juridiques pour l’intérêt de tous. Que nous le voulions ou non, nos corps individuels sont inscrits dans un corps démocratique : la société. C’est à la société - au corps social - qu’il appartient de veiller à l’individualité de chaque citoyen. Autrement dit, mon corps n’est pas qu’à moi : je ne suis pas le seul à être concerné par ma vie. Par mon corps, je m’appartiens, mais j’appartiens aussi à une communauté, tout comme cette communauté fait partie de moi. Dans une société qui sacralise l’individualité, on a souvent tendance à l’oublier !
Lieu de socialisation et de personnalisation
Quand le lien qui rattache le corps à la communauté humaine s’estompe, se défait, l’individu, pour se donner de l’assurance - de l’existence ! -, cherche à faire de son corps un signe - une carte - d’identité. Il rêve de se créer un corps à soi, un corps unique. Pour y parvenir, à défaut d’autres espaces de personnalisation, il tente de faire de son corps un lieu d’individuation. Le
corps est alors perçu comme un objet exclusivement à soi, dont on n’aurait qu’à jouir. Faute de repères sociaux, faute de rituels collectifs, cet hédonisme peut conduire le corps à tous les excès de la consommation (comme en témoignent dans nos sociétés la croissance des phénomènes de dépendance et l’obésité). Le sujet est comme tout immergé dans son corps, y cherchant vainement un but à son existence. Au cours de l’adolescence - à quel âge s’achève-t-elle ? - de tels enfermements peuvent conduire à des comportements destructeurs, voire suicidaires. Parfois, une partie du corps est hypertrophiée par le plaisir qu’elle procure, comme on le constate dans les excès du sexe, de l’alcool ou de la drogue. Dans d’autres cas, c’est le refus de grandir, le rejet de tout plaisir corporel, comme on le constate par exemple dans les cas d’anorexie. La fragilité du lien de l’individu à la société peut aussi se manifester aussi par une besoin exacerbé, voire extravagant, de personnaliser l’attache de son corps à un groupe, en recourant à des "décorations corporelles" spécifiques. Ainsi, pour remédier au manque d’attache au corps social, on peut aller jusqu’à inscrire ce lien social dans sa peau. Ce besoin d’appartenance "jusque dans la peau" s’exprime notamment chez les jeunes que nous côtoyons par les phénomènes du tatouage ou du piercing. Inconsciemment, cette mode traduit le besoin d’inscrire dans la "matière" même du corps une incorporation sociale que la société des performances et du succès leur refuse. D’autres manifestations du corps, comme lors des gay-pride, me semblent participer du même phénomène : par l’excès ou la provocation, le comportement du corps cherche à tout dire de l’identité de la personne, en signifiant notamment son rattachement à une groupe humain bien défini. Le corps du sujet est alors traité comme un objet culturel ; il cherche à être un signe, il se veut socialement signifiant. Dans un univers culturel qui est prioritairement celui des techniques, la nature est perçue comme un environnement, c’est-à-dire, en fait, comme quelque chose d’extérieur à l’homme. Pour rejoindre cette nature, de plus en plus difficile d’accès, le corps en vient à greffer sur lui toujours davantage d’appareils bio-sensoriels : pour intensifier une sensibilité qui tend désespérément à s’émousser. Ce sont nos écouteurs, nos baladeurs, nos portables, nos rollers, nos planches à glisse, mais aussi nos contraceptifs, nos comprimés pour palier au dysfonctionnement érectile, et j’en passe. Au moment où les homme redoutent d’être séparés du monde par leur corps, parce qu’ils passent de plus en plus de temps assis devant les écrans de leurs ordinateurs, coupés de tout contact avec la nature, ces "outils" bio-sensoriels sont sensés nous apporter un "plus" de vitalité, de jouissance ou d’émotion. Ce n’est évidemment pas de cette manière - en recourant à des techniques - que l’on peut se retrouver participant authentiquement de la nature. Pour vivre en lien en accord avec elle, il existe assurément une voie, mais toute différente : pour bien entendre, il faut d’abord apprendre à se taire ; pour bien accueillir, il faut se rendre disponible et savoir patienter ; pour bien observer et comprendre, il faut toujours garder la bonne distance ? L’homme moderne, impatient, bousculé, stressé et peu confiant dans le lendemain, craintif à l’idée de perdre une opportunité, veut s’immerger "immédiatement" - en temps réel et sans médiation - dans l’actualité : il veut ressentir "dans sa chair", éprouver, voir, entendre, vibrer, être au courant : être "tendance" ! En conséquent, il donne de plus en plus priorité à l’émotion sur la réflexion. Ouvert à d’autres vécus, s’enivrant de multiples bruits et sensations, envahis par d’innombrables images extérieures ou mentales, il rêve d’un corps "sur-dimensionnel", qui finit par expulser le sujet au dehors de lui-même. Il ne s’habite plus, se ressent comme un corps toujours exténué, ainsi prêt à tomber comme un fruit mûr et sans question dans les paniers de la société de consommation.
Se construire un corps
Si l’homme d’aujourd’hui cherche de multiples façons à "prendre corps", c’est sans doute en raison de ses difficultés à s’incorporer, à s’intégrer dans le corps social. Les rituels collectifs d’initiation ont disparu. L’homme est le plus souvent seul pour découvrir la sexualité, la douleur, la mort : pour faire face à son corps ! Tout en se disant "libéré" des peurs d’autrefois, il ne sait pas comment vivre avec l’individu-corps, consentir à son corps, supporter son corps. D’où les obsessions exprimées par des formules telles que "être bien dans sa peau", "prendre
pied", "se prendre par la main". Expressions rabâchées comme des slogans, mais qui disent bien la difficulté de prendre corps, d’être dans son corps, autant dire d’êtresoi-même. Dans l’expression de l’être par le corps, il convient de mentionner ici la signification du phénomène de la pudeur, dont les réflexes diffèrent selon les milieux ou les traditions culturelles. Par le refus catégorique de la nudité, l’homme se distingue de la nature qui l’environne. Il ne viendrait à personne l’idée de condamner un chat parce qu’il se promène "à poils". Par le sentiment de pudeur, l’homme exprime son refus d’être identifié à ce qu’il n’est pas : un simple élément de la nature. Il ne peut pas se laisser identifier à la matière de sa chair, à ce que l’on perçoit de lui du dehors. En se voilant, il affirme sa dimension spirituelle, il revendique sa dignité, il atteste que son corps a un dedans. Les mouvements "naturistes", à la mode de nos jours, relèvent de pratiques culturelles tout à fait récentes bien plus que d'un retour au corps archaïque. De façon romantique, ils se réclament volontiers d’un âge d’innocence, où le corps aurait été sans désir, sans âge et sans passion, simplement heureux de se livrer au grand air et au soleil. Mais on se situe ici dans le registre du mythe ou du rêve. La réalité, on s’en doute, s’avère plus complexe. Dans le Livre de la Genèse (2-3), Adam et Ève s’habillent quand ils découvrent qu’ils sont nus, et ils ne s’en aperçoivent qu’après avoir transgressé l’interdit : "De l’arbre de la connaissance du bien et du mal, vous ne mangerez pas !" Le besoin de cacher soudain leur nudité ne survient que lorsque la confiance se trouve rompue : confiance entre l’homme et la femme aussi bien qu’entre eux et leur Créateur. Du coup, la présence de l’autre - qu’il s’agisse du conjoint ou de Dieu - devient gênante : ils doivent se cacher. Et dans la foulée, l’adam - le terrien - va nier sa responsabilité et dénoncer la femme pour se disculper, s’enfonçant ainsi davantage encore dans la rupture Celle-ci aura des conséquences encore sur la manière dont l’homme et la femme vivent leurs corps puisque, privés de pouvoir en jouir sans crainte " de tous les arbres du jardin", la femme vivra sa maternité dans la douleur et l’homme travaillera la terre à la sueur de son front. La leçon anthropologique est claire : s’il accepte les limites, les interdits, l’homme peut vivre son corps comme un lieu de vie ; mais en les transgressant, il entre en conflit avec soi-même et avec les autres - et avec le Tout-Autre. Il se heurte à son corps comme à un objet de souffrance et de convoitise.
La mise en culture du corps
À partir des années 1970, l’attention portée au corps est apparue comme un phénomène nouveau dans nos sociétés. Le corps est devenu le lieu identitaire par excellence, et on va chercher à en contrôler la matière. On ne cherche plus à échapper à son corps-prison (soma-sema), mais à l’accomplir en étendant ou niant ses limites. Avec l’aide des techniques scientifiques, on se met à rêver d’un corps qui ne devrait pas mourir. La première greffe de rein a lieu en 1964, la première transplantation cardiaque à succès en 1967. On caresse l’idée de pouvoir se donner "un autre corps", de vivre plus longtemps. De l’insémination artificielle au clonage humain, les progrès semblent sans limites. Les fictions romanesques sont dépassées . Le clone devient la création biologique imaginaire par excellence : il n’est plus besoin d’emprunter à d’autres les organismes devenus défectueux, ni d’engendrer une descendance. Le clone me dédoublerait sans avoir à recourir à un autre ; il permettrait de créer mon propre alter ego, enabolissant la différence. Tous ces espoirs sont dans les mains des biotechnologies : la nature peut désormais se refermer sur elle-même, sa mission serait achevéeŠ Le corps est devenu un matériau scientifique, que l'on peut améliorer à volonté, par sélection génétique et fécondation invitro. Le partenaire n’est même plus nécessaire. On peut ainsi parler d'une mise en culture du corps. Parallèlement on assiste, dès les années 1980, au succès envahissant de la chirurgie esthétique, du body-building, du jogging, de la diététique, du sport de masse et de "salons" de la santé. Ces nouvelles pratiques de culture du corps doivent permettre d’avoir ou de maintenir une belle apparence, de correspondre à un modèle social célébrant le "jeunisme", la performance, la réussite. La société occidentale est ainsi passée de la primauté de l'esprit à une primauté du corps. Dans l’Antiquité classique comme
au temps de chrétienté, les philosophes comme les maîtres spirituels enseignaient, par diverses disciplines, la maîtrise du corps, de ses passions et de ses émotions. Cette lutte contre la libération du corps individuel, à l’avantage du corps social, pouvait aller parfois jusqu’au refoulement, avec d’importants "dégâts collatéraux". Aujourd'hui, l'individu a le sentiment de pouvoir utiliser son corps comme il l’entend pour s'exprimer. Dans une société devenue matérialiste, c'est-à-dire fondée sur la matière, chacun veut avoir un corps qui corresponde à ses projets, plutôt qu'un esprit qui soumettrait le corps en l'empêchant de jouir (en recourant à ce que le sociologue Marcel Mauss appelait les "techniques du corps", et Pierre Bourdieu des "habitus"- c'est-à-dire des habitudes, des gestes, des postures qui traduisent la culturalité du corps -, le corps devient un objet culturel, une construction sociale). Chacun cherche à développer sa propre culture corporelle, avec une mobilité, un langage, des postures, une façon de se nourrir, de s'habiller, qui lui soient propres. Avec leurs casquettes de travers et leurs jeans tombant des hanches, leurs tatouages ou leurs piercings, nos adolescents cherchent d’abord à se démarquer de la société environnante. Mais en empruntant leurs modèles au show-biz, en tissant leurs propres réseaux, leurs bandes, ils créent une sorte de contre-culture de groupe, dont la société de consommation récupère aussitôt les modes pour en faire du marketing, réintégrant ainsi ces nouvelles cultures du corps dans l'économie. Notre temps a été marqué par l’effondrement des grandes idéologies. Lala crise financière dans laquelle nous sommes entrés aujourd’hui confirme que nous touchons résolument à la fin des utopies, qu’elles soient politiques, sociales ou économiques. Dans ce monde changeant, le soin du corps s’offre alors comme une valeur de refuge, une utopie de refuge, permettant d’investir le seul lieu qui semble encore dépendre de nous : la matière de notre corps. Nous espérons y trouver la source de liberté, d'épanouissement et de signification qui, ailleurs, nous échappe. Avec l'illusion de croire que la société n'intervient pas dans ce domaine-là. Des modes telles que le tatouages et le piercing, des pratiques telles que celles proposées dans les sports de l’extrême, des tentations telles que la drogue correspondent à cette recherche de l’individualité par le risque, dans une société fascinée par le virtuel et toujours plus figée devant des écrans, où il est de moins en moins possible d'avoir des expériences tactiles du corps - du sien et de celui de l'autre - et de ses propres limites. On en vient à nous proposer sur le marché des "séances de caresses", précisées sans sexualité ! Les conseillers d’entreprises vous encouragent au just do it ("vas-y, fais-le ! n'aie pas peur !") comme le meilleur entraînement à la performance. Yes, we can ! sera assurément le slogan à succès de l’année. Ce que j'ai été capable de faire avec mon corps devient mon histoire : une histoire vécue, sensible, expérimentée. Alors que les histoires que je vis par procuration devant les écrans me regardent peut-être, mais ne s'inscrivent pas dans mon corps. Dans ces expériences limites, l'individu recherche le toucher, la sensibilité, l’effort et la douleur, ainsi que la confrontation à la mort. Il aspire en quelque sorte à se redessiner un corps, à en maîtriser la forme et la matière selon un idéal mental et esthétique spécifique. Beaucoup de sujets cherchent à se doter ainsi d’un corps à soi, d’un corpscorrespondant à un "soi" idéal, pour s’arracher à l’anonymat, ne trouvant pour ce faire pas d’autre moyen dans une société de la ceinture de sécurité et du préservatif, des caméras de surveillance et des cartes codées, où l’on apprend en permanence se protéger des autres, parce que les autres vous observent, sont des concurrents qui vous menacent. Car notre corps nous a en effet été donné par d’autres : nos parents. Son origine est totalement étrangère à lui-même ; c’est la nécessité qui détermine sa forme, son destin. Et désormais les parents rêvent de pouvoir décider de l’identité corporelle de leur enfant. Déjà les biotechnologies s’efforcent de remonter à l’origine, en maîtrisant le commencement de la vie. On ose à peine imaginer les conflits qu’entraîneraient de telles pratiques si les parents - au mieux - ou un seul d’entre eux - dans bien des cas - en venaient à pouvoir choisir un corps pour leur enfant : un corps à eux et non pas à lui. Les bio-technologies, si l’on n’y veille, pourraient demain se mettre au service de projets profondément pervers, qui consisteraient à se choisir un corps à soi, à en définir le design au gré des modes éphémères, à utiliser la "matière" même du corps à leurs fins. L’homme contemporain, élevé dans l’idéologie individualiste de la libération de soi, tend à voir dans
son corps individuel sa seule instance d’identification. Ce corps, il est vrai, est assez souple pour consentir à sa mise en forme par le sujet humain : il maigrit, il grossit, il se construit ou se détruit au gré du sujet qui tente d’en modifier la matière. Mais cette culture du corps est aussi le lieu d’un nouvel enfermement qui consiste à construire - et à imposer aux autres - une image de soi imprimant un idéal mental dans la matière même du corps. Il est tentant, plutôt que d’accepter son corps tel qu’il est par nature ou par hérédité, de vouloir réaliser, par l’effort et l’exercice, "une sculpture de soi" qui corresponde à l’idéal que l’on se donne. La réalité est plus abrupte. Surviennent des maladies, des accidents corporels, le vieillissement, et le sujet se trouve collé au mur, dans un arrêt brutal sur image : une image de soi bien différente de celle de ses rêves. Le décalage entre le corps rêvé et le corps amoindri ou blessé, se traduit souvent dans le vocabulaire en termes d’échec ou de handicap, d’autant plus qu’il modifie radicalement notre conscience du temps et de l’action. Le malade, le handicapé "n’est plus dans la course". Il n’est plus opérationnel, ni productif, ni compétitif : disqualifié ! Voilà une réalité qui doit interroger sérieusement une société devenue incapable d’incorporer la vulnérabilité, la vieillesse, constitutive de la vie même. Ce corps changeant, incertain, fatigable, est pourtant là pour nous rappeler à chaque instant que nous sommes "des étranger et des voyageurs sur la terre". Une question était posée au début de cet exposé : dans le mouvement des apparences, devient-on "soi" par la continuité laborieuse de son être - de son "essence" - ou par le flux des changements ? La réponse appartient à chacun. Nous avons parlé ici du corps, mais nous n’avons rien dit ici de la chair qu’abrite ce corps et qui est la dimension la plus intime de l’être humain. Ne dit-on pas de l’homme qu’il est "un être de chair et de sang" ? De son enfant, qu’il est "la chair de ma chair" ? Un poète déclare que "la chair est triste" (Ch. Baudelaire), un autre "brisée de joie, heureuse et lasse" (A. France). Tant d’expressions pour tenter de dire l’intraduisible mystère de notre être. Car notre chair est encore bien plus que notre corps : elle recèle en elle une part inconnue de nous-mêmes, faite d’aspirations, de souvenirs, de blessures, de désirs et d’espérance, qui dessine le contour immatériel de notre être, et qui est la demeure de l’esprit.
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